Europe : les candidats à la primaire de gauche sont-ils sérieux ?

Article originellement publié dans Marianne le 19/01/2017 avec David Cayla

Alors qu’à Londres, le Premier ministre Theresa May vient de se prononcer pour un « Brexit dur », une sortie du Marché unique et de l’Union douanière, à Strasbourg les parlementaires européens ont élu leur nouveau président. Après trois tours de scrutin laborieux, ils ont fini par octroyer le perchoir à l’italien Antonio Tajani. Issu des rangs du PPE (Parti populaire européen), cet ancien porte-parole de Sylvio Berlusconi a également été Commissaire européen sous le règne de José Manuel Barroso, parti depuis vendre ses connaissances des rouages communautaires et son carnet d’adresses à la banque Goldman Sachs.

Pendant ce temps, en France, les candidats à la primaire de la « Belle alliance populaire » s’emploient à formuler des propositions sur l’Europe de l’harmonisation sociale, la relance et le fédéralisme budgétaire, dont on nous explique depuis vingt ans qu’elle est à un cheveu d’avenir et qu’il ne manque qu’un minuscule effort. « Le projet européen est une locomotive pour l’épanouissement des citoyens » a déclaré mercredi matin Benoît Hamon sur France Inter. Vincent Peillon entend relancer le « moteur franco-allemand » et pour cela assure que la France respectera scrupuleusement ses engagements budgétaires. Et tandis qu’Arnaud Montebourg promet de « cassser la vaisselle » tout en appelant les Européens à s’entendre sur un « nouveau traité de Rome », Manuel Valls s’engage à « proposer l’idée d’un salaire minimum européen ». Cette dernière promesse sera d’ailleurs tenue. La France, en effet, proposera. Immédiatement, l’Europe refusera. Et on en restera là, comme d’habitude.

Car l’Europe est austéritaire. La Commission et la myriade de rapports qu’elle produit sont d’inspiration néolibérale. Le Parlement européen est dominé par les conservateurs avec l’appui, souvent, de socio-démocrates dont l’étendard est d’un rose si pâle qu’il n’existe sur aucun nuancier. Au Conseil, les principaux chefs d’États et de gouvernements sont d’accord sur tout, à ce détail près : il y a ceux qui décident (par exemple l’Allemagne), ceux qui acquiescent (notamment la France) et ceux qui subissent (en particulier la Grèce).

Bien sûr, on pourrait penser que cela n’est que passager. Et bien entendu, tout le travail des candidats à l’investiture socialiste consiste à tenter de nous convaincre que ce sera balayé à la faveur d’une alternance : celle qui les portera, eux, au pouvoir. Hélas, c’est impossible. Car les traités eux-mêmes – dont la substantifique moelle est désormais inscrite au cœur de notre Constitution – sont des mises en musique du logiciel néolibéral. L’Union européenne n’est pas austéritaire temporairement. Elle l’est structurellement. Son objet est clair : construire un grand marché intérieur dérégulé et soumis à la concurrence non faussée, arrimer l’Europe à la mondialisation, rétablir les équilibres budgétaires par la baisse des dépenses sociales, organiser la flexibilité complète du marché du travail à l’échelle continentale. La mise en œuvre de ce projet, sans cesse approfondie grâce à l’appui déterminé des institutions supranationales que sont la Banque centrale européenne (BCE) et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ne sera pas remis en cause par le résultat des élections françaises pour la simple et bonne raison que ces institutions agissent de manière indépendante de tout pouvoir politique.

Organiser une harmonisation sociale ? Les arrêts de la CJUE ont montré que pour elle, les « libertés économiques » des entreprises l’emportent sur la liberté syndicale et le droit de grève des salariés (arrêts « Laval » et « Viking » de 2007 et 2008). Au nom de la libre circulation des travailleurs, elle ne s’est d’ailleurs pas privée de recaler une loi luxembourgeoise qui prévoyait d’accorder aux travailleurs détachés des conditions de travail meilleures que celles, minimales, prévues par la directive de 1996 (arrêt « Commission contre Luxembourg » du 19 juin 2008). Et si les arrêts de la Cour de l’Union ne suffisent pas à éteindre les velléités d’harmonisation sociale, la BCE n’hésitera pas à prendre le relais comme elle l’a fait en 2011, lorsqu’elle a exigé des gouvernements italiens et espagnols qu’ils approfondissent la flexibilisation du travail en échange de son aide lors de la crise de l’euro.

La Banque centrale européenne ne fait d’ailleurs plus mystère de son engagement politique. Lors de la crise grecque de 2015 on a ainsi pu la voir user de son pouvoir pour couper l’accès aux liquidités des banques grecques. Le chantage était clair : soit le gouvernement grec signait le mémorandum concocté par les créanciers, soit la Grèce risquait une exclusion brutale de l’euro. Quant à la Commission et à son président, nous savons ce qu’ils pensent des résultats électoraux. Jean-Claude Juncker ne disait-il pas à propos de la Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités » ?

Dans ce contexte, et sachant par ailleurs que les gouvernements européens n’ont pas su se mettre d’accord sur la moindre ambition de réforme lors du sommet de Bratislava de septembre 2016 qui fit suite au Brexit, on voit mal comment l’élection à la présidence d’un Benoît Hamon ou d’un Manuel Valls aurait la moindre influence sur des institutions qui, de toute façon, n’ont aucun compte à leur rendre et dont les responsables ne peuvent être démis.

A l’heure où débute une campagne présidentielle qui s’annonce tendue, l’Union européenne, cadre déterminant l’intégralité des politiques économiques nationales, apparaît doublement cadenassée. D’une part parce qu’on y a délégué beaucoup de pouvoirs à des autorités indépendantes qui n’ont aucune raison de changer d’attitude puisque seul le maintien du statu quo leur garantit de continuer d’exister. D’autre part parce qu’il est inenvisageable que les traités soient jamais modifiés. Ceci nécessiterait l’unanimité des pays membres, et aucun des pays créanciers de l’Europe du Nord – surtout pas l’Allemagne qui doit son commerce extérieur florissant aux malfaçons mêmes du Marché unique – n’y a intérêt. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler la célérité avec laquelle François Hollande a remisé, en 2012, sa promesse de faire amender le TSCG (ou Pacte budgétaire européen).

Ainsi, pour paraître crédibles, il ne reste aux candidats qui concourent à la primaire de la BAP que deux stratégies possibles. Soit envisager très sérieusement une rupture possible avec l’Europe telle qu’elle a été bâtie. Soit assumer qu’ils ont abandonné toute ambition véritable de mener des politiques qui soient un tant soit peu « de gauche ».